Chère Maman Noël, cher Papa Noël,
L’année dernière, je t’avais demandé un petit peu moins de conflits d’intérêt dans la recherche médicale. Je ne suis pas sûr que le résultat soit au rendez-vous, mais je sais, c’est compliqué, alors je te laisse un peu plus de temps.
Cette année, je voudrais que tu apprennes aux clinicien·nes à travailler dans l’incertitude.
Oui, l’incertitude ! Le petit Robert définit l’incertitude comme « état de ce qui est incertain » ou une « chose imprévisible ». Cette définition implique que l’incertitude soit quelque chose de binaire : noir ou blanc ; voire manichéen : bien ou mal. En épidémiologie, nous dirions dichotomique. Cependant, nous savons que la vie est une variable continue. Les variables binaires n’existent que de façon très exceptionnelle en biologie, à part pour la mort (et parfois on se le demande même). Donc, si l’incertitude est une variable continue, nous pouvons la quantifier, par la cote et son risque (2 contre 1, 5 contre 1, etc…). Et peut-être même que nous pourrions travailler avec l’incertitude !
Mais alors, pourquoi est-ce que je te demande d’apprendre à mes collègues clinicien·nes à travailler dans l’incertitude ? Simplement, parce qu’i·elles ne savent pas faire ça, et les implications sont très importantes.
Nous avons tendance à demander de nombreux examens complémentaires parce que “on ne sait jamais”, parce que “ça pourra être ça” ou simplement parce qu’on ne sait pas dire « je ne sais pas ». Nos collègues spécialistes sont ldes champion·nes de la certitude ! D’ailleurs, le terme spécialiste se définit par « qui a des connaissances approfondies dans un domaine déterminé et restreint ». Plus on se spécialise, plus on sait absolument tout, sur absolument rien. Cela ne pose pas de problème si nous en avons conscience, mais en général, nous nous en rendons compte uniquement lorsque nous sommes arrivé·es à un niveau d’expertise supérieur. Avant ce niveau, nous croyons tout savoir, et cela, en médecine , c’est un problème, car en réalité, on ne sait pas grand-chose. Nous avons pu le voir durant la crise du Covid-19 : celles et ceux qui avaient le moins de connaissance étaient celles et ceux qui étaient persuadé·es de tout savoir.
Nous voulons tout maitriser et nous n’acceptons pas l’incertitude, donc nous faisons plein d’examens complémentaires. Et les conséquences, elles, sont bien réelles. Cela a un coût financier important, mais comme en Suisse, nous sommes riches, nous pouvons nous le permettre. Et les conséquences directes sur les patient·es existent. Par exemple, nous allons découvrir une maladie qui n’avait aucun lien avec le motif de la consultation, l“incidentalome”. Comme le diagnostic est posé, nous appelons le spécialiste, qui lui, fait son travail de spécialiste : investiguer, investiguer encore et traiter. La ou le patient·e se retrouve avec un risque iatrogénique pour une pathologie qui n’était pas symptomatique. L’autre conséquence directe sur les patient·es, c’est l’attente. Plus le nombre d’examens aux urgences est élevé, plus l’attente est grande. Plus le nombre et la durée de patient·es en attente augmentent, plus le risque de passer à coté d’un événement sérieux significatif est important. Et là, dans cette situation, il y a une véritable perte de chance, mais pour quelqu’un d’autre, un autre patient, pas le notre. Alors, nous nous en fichons ? Est-ce-que nous vivons dans une société individualiste ?
Le dernier point, en plus des conséquences sur le coût financier pour la société, sur les conséquences directes sur notre patient et sur les autres, c’est l’impact environnemental. En effet, les dépenses en carbone des examens complémentaires sont élevées. Une IRM c’est 20 à 25 kg de CO2 et 50 minutes d’hélicoptère c’est 700 kg de CO2 ce qui équivaut à 5% de l’empreinte carbone moyenne annuelle d’un·e suisse. 5 interventions REGA correspondent à la consommation annuelle limite maximale d’une personne pour éviter d’aggraver le réchauffement climatique. Mais finalement, ce qui compte c’est de bien soigner nos patient·es ! Mais est-ce que tous ces examens sont vraiment nécessaires ? Est-ce qu’un transport en ambulance ne serait pas tout aussi sûr et rapide ? Et pourquoi ne pas utiliser une ambulance électrique ?
Voilà où nous mène notre lutte contre l’incertitude. Nous faisons prendre plus de risque aux patient·es, nous dépensons plus d’argent et nous polluons la planète. Il faudrait donc apprendre à vivre avec l’incertitude, fixer un seuil acceptable d’incertitude et déterminer les probabilités d’un événement, d’une complication et d’une maladie. Ainsi nous pourrions prendre nos décision en toute connaissance de cause du risque acceptable. Par exemple, une patiente consulte pour une céphalée brutale en coup de tonnerre survenue la veille au soir. Son scanner cérébral est normal. Quel est son risque résiduel d’avoir une hémorragie sous-arachnoïdienne (HSA) ? Est-ce que cela vaut la peine de faire une ponction lombaire, une IRM, un EEG, des anti-corps anti-poils de cul de souris dans le LCR ? Non ! Le risque résiduel d’une HSA est de moins de 1%. Même chose pour l’embolie pulmonaire, même avec des d‑dimères au-dessus de 500 ng/l, la probabilité post-test peut être de moins de 1% ne retenant pas l’indication à faire un scanner. Nous avons donc pleins de possibilité d’améliorer nos pratiques.
L’autre défaut avec l’incertitude, ce sont les inégalités. Quand nous ne savons pas, nos stéréotypes ont tendances à refaire surface. Parce qu’en effet, nous calculons en permanence une probabilité : en regardant par la fenêtre le matin en se disant « je vais peut-être prendre mon parapluie ce matin », face à un tableau clinique d’un·e patient·e en se disant “j’y crois” ou “je n’y crois pas” . Lorsque nous sommes vraiment dans une zone de floue, nous prenons une décision par rapport à nos croyances, et par rapport à la science ! Je vais te donner comme exemple l’administration d’acide tranexamique (TXA) en Suisse, dans le canton de Vaud. Nous avons calculé le risque de décès par hémorragie chez les patient·es selon le BATT score puis nous avons évaluer pour chaque niveau de risque, la proportion d’administration de TXA chez les hommes et chez les femmes. Figure-toi qu’il n’y a pas de différence pour les patient·es présentant un très haut risque hémorragique, mais par contre, lorsque le risque de décès par hémorragie est intermédiaire (en présence d’un tableau clinique moins évident), les femmes sont beaucoup moins traitées que les hommes. C’est donc lorsque nous sommes dans une situation d’incertitude que nous nous laissons guider par nos impressions.
Pour finir, l’incertitude existe ! C’est comme ça. Le risque zéro n’existe pas, même si nos sociétés veulent nous le faire croire. Ce qu’il faudrait c’est apprendre avec vivre avec cette incertitude en utilisant une approche probabiliste, en raisonnant en tant qu’épidémiologiste afin de mieux soigner, d’être plus respectueux·ses du climat et d’engendrer moins de coûts pour la société.
Je sais maman, papa Noël, que je te demande beaucoup. Mais si toi, tu n’y arrives pas, qui y arrivera ? Merci de tout cœur. Gros bisous.
FX.